Appel à textes organisé par la Bibliothèque municipale ville du Chesnay-Rocquencourt sur le thème "Le mouvement".
Résumé
Priscille est une épouse exemplaire et une mère attentionnée. Le mouvement, au cœur de son quotidien l’emmène dans des lieux variés, la ballote plus ou moins contre son gré. Jusqu’au jour où elle décide de prendre sa vie en main.
Le froid était matinal en ce début de mois de septembre. Cependant, les rayons du timide soleil dardaient à travers les branches du tilleul qui se dénudait progressivement, au rythme des rafales de vent.
L’un d’entre eux caressa la joue de Priscille, la réveillant. Quelques minutes passèrent avant que le réveil ne se mette lui aussi à prévenir les habitants de la maison que le jour pointait. Une famille bourgeoise paisible, dont les petits soucis du quotidien ponctuaient la vie.
Priscille descendit l’escalier, les orteils s’enfonçant dans la moquette. Ce petit plaisir lui rappelait l’été, où le bonheur de marcher pieds nus dans l’herbe tiède était pour elle intimement lié aux vacances et à de bons souvenirs.
Elle prépara les bols de céréales qui seraient engloutis en quelques minutes par ses trois enfants pressés. Aymeric, son époux depuis plus de 25 ans, entrerait comme à l’accoutumée dans la cuisine, peu loquace, et goûterait le café encore brûlant en regardant avec grand intérêt ce que le baromètre et le thermomètre lui indiqueraient. Selon les informations données, son humeur pencherait vers la dépression ou vers l’anticyclone.
Il en fallait peu parfois pour lui redonner le sourire après une nuit agitée… ou au contraire plomber sa journée dés le matin par une prévision de froid gris et humide. Ces dernières années de stress professionnel n’avaient qu’amplifié une certaine prédisposition à des troubles bipolaires. Malheureusement, il ne voulait absolument pas en entendre parler car il associait ce type de troubles à quelque chose d’honteux. Hors de question donc d’aller consulter un médecin, de se faire traiter, encore moins d’admettre qu'il présentait un problème d’ordre psychologique.
Malgré un caractère changeant, il avait un bon fond malgré tout. C’est ce que Priscille se disait pour se rassurer. Elle estimait de toute façon être chanceuse par rapport à la moyenne des autres femmes qu’elle connaissait. On lui avait appris depuis toute petite à se contenter de ce que l’on avait. En vouloir toujours plus, l’insatisfaction et l’attrait matériel étaient considérés comme de l’orgueil et donc blâmés.
« Bonjour maman, dit Arthur, son petit dernier, toujours levé le premier. Aujourd’hui la maîtresse nous a dit que nous devions apporter des pots de yaourts pour les cours de travaux manuels.
- Comment? Et c’est maintenant que tu me le dis? Rétorqua sa mère, prise au dépourvu et paniquée.
Elle prenait vraiment à cœur d’être parfaite au quotidien, surtout vis-à-vis de ses enfants. En effet, l’école privée dans laquelle ils étaient scolarisés était exigeante. Mais la concurrence des mères d’élèves la décourageait parfois. C’était à qui ferait le plus d’effort pour leur progéniture. Il fallait lutter pour pouvoir accompagner la classe de son chérubin à la piscine, presque supplier la maîtresse d’être l’élue qui viendrait à la sortie de classe ou organiserait la fête de l’école.
« Ces maîtresses sont de vraies tortionnaires parfois, grommela-t-elle. On dirait qu’elles le font exprès pour embêter les parents.
Il faut dire que la liste des fournitures scolaires de la rentrée comportait toujours quelques objets non standards - voire introuvables - qu’il fallait se procurer dans des magasins improbables ou commander spécialement.
"Combien de pots de yaourts faut-il mon chéri?
- Deux je crois maman, hésita-t-il
- Tu es sûr? En verre, en terre ou en plastique?
- Je ne sais pas, répondit-il, commençant à s’inquiéter de toutes ces questions qui ne lui étaient même pas venues à l’esprit.
- Que veut-elle en faire?
- Euh… elle parlait de téléphone.
- Ah ! Alors, ce sont des pots en plastique, fit-elle, rassurée. Elle se souvenait que durant son enfance, et ses deux autres enfants en avaient fait autant, elle s’amusait fabriquer des « téléphones » avec deux pots de yaourts et un fil tendu. Fière d’avoir trouvé rapidement une solution, elle se dirigea vers le frigo :
- Justement il m’en reste deux. Tiens, mange un yaourt Arthur, on ne va pas gâcher la nourriture alors que des enfants meurent de faim dans le monde.
- Mais je ne veux pas de yaourt, moi!
- Ah si ! Rétorqua-t-elle, commençant à s’impatienter. Je vais en prendre un aussi comme ça, tu auras tes pots. Ce n’est pas ce que tu veux?
C’est le moment que choisit son mari pour interrompre la scène et annoncer fièrement que la journée serait chaude mais grise.
C’est bien la sensation qu’éprouvait Priscille à cet instant. Déjà échauffée, elle apercevait déjà les nuages gris des frictions prévues pour la journée.
Finalement, afin de couper court à une potentielle scène qui aurait mit tout le monde à cran pour deux simples yaourts, raison qu’elle considéra comme trop futile, elle les avala comme un sportif gobe un œuf cru, les lava et les mit dans le cartable d’Arthur.
Cette première partie de la journée fut tout de même vécue par Priscille comme un petite victoire d’avoir pu trouver rapidement une solution au problème de son fils et d’avoir sauvé l’honneur face aux autres mamans. Il y en aurait bien une qui n’aurait pas fait preuve d’une telle réactivité, et cela lui donnait un peu plus confiance en elle.
Comme l’humeur d’Aymeric semblait aussi mitigée que le temps qui s’annonçait dehors, elle n’osa pas lui demander ce que la journée lui promettait, de crainte d’apercevoir un regard noirci par l’anxiété. Mais elle lui souhaita le meilleur, en l’embrassant tendrement sur une joue rasée de près.
L’amour n’avait jamais vraiment animé leur relation, leurs familles respectives ayant choisi pour eux cette union, combinant le titre de l’un et la fortune l’autre. Ils avaient cependant toujours témoigné du respect et une affection réciproques, ciment de ces longues années partagées et d’une famille apparemment unie.
Le départ au lycée des deux plus grands enfants, Joséphine et Anatole, serait un peu plus tardif. Elle se prépara pour emmener Arthur au collège et démarra la voiture en trombe afin de respecter les horaires qu’elle s’imposait.
Malheureusement, la circulation se densifiait, faisant ainsi croître cette crainte de ne pas arriver à l’heure à l’école. Alors il risquait d’avoir un retard. Il le lui reprocherait et elle en aurait honte. Avait-elle d’ailleurs pensé à mettre le goûter d’Arthur dans son sac? Et les chaussures de sport pour l’activité de basket en fin de journée? Elle ne se rappelait plus non plus si elle avait bien signé le mot de la maîtresse dans le carnet de liaison.
Ses doigts se crispèrent sur le volant, faisant blanchir ses jointures. Elle détestait commencer sa journée dans le stress et la précipitation. Cette histoire de pot de yaourt l’avait déconcentrée, la détournant de son chemin tout tracé. Or, l’imprévu cassait sa routine et la perturbait.
Elle aimait sa famille, son mari et ses enfants. Elle appréciait à sa juste valeur la vie aisée qu’elle menait.
Pourtant, un goût amer restait présent. Cette sensation d’être le pivot indispensable et cependant si transparent. Sa tête saturait de toutes les choses auxquelles elle devait penser et qui lui semblait paradoxalement sans importance.
Elle ressentait de temps en temps cette impression de devoir déverser un trop-plein qui l’attaquait intérieurement comme un filet d’acide. Elle luttait farouchement contre toute forme d’aigreur, rappelée incessamment par son éducation chrétienne lui demandant d’accepter sa situation. Sans remettre en question sa position de mère et d’épouse, elle souffrait de plus en plus souvent de ne plus exister en tant qu’individu libre.
Liberté ou carcan, choix ou concessions, individualité ou égoïsme, Priscille se demandait où le curseur se trouvait, et surtout où il était censé se trouver.
Le feu rouge passa au vert et un soulagement lui redonna le sourire. Arthur serait à l’heure, il n’aurait pas de retard, sa maîtresse n’écrirait pas de mot de reproche dans son carnet. Et en plus, il pourrait arborer fièrement ses deux pots de yaourts. Heureusement, la première étape de la journée était atteinte.
***
Dés qu’elle eût dit au revoir d’un signe de la main à son fils, Priscille se renfrogna légèrement car elle devait maintenant se rendre à l’autre bout de la ville. Et ce quartier ne lui plaisait guère. Pour des raisons qu’elle rechignait à comprendre - car elle détestait gérer les affaires administratives - elle devait aller à la Caisse Primaire d’Assurance Maladie pour régler un problème de carte Vitale qui lui empoisonnait la vie depuis quelques temps. Comme cela empêchait le bon fonctionnement des soins de sa famille, elle s’était enfin résolue à se rendre dans cette administration honnie.
La voiture, garée dans le parking le plus proche de l’agence de caisse maladie dont elle dépendait, se trouvait malheureusement en plein soleil.
« Tant pis, se dit-elle à voix haute, comme pour se donner un peu de contenance. »
Elle avait favorisé cet emplacement, tout au fond de la zone de parking, afin qu’on ne la voie pas sortir de son véhicule, qui lui semblait trop luxueux par rapport aux habitants du quartier. Elle n’osait pas trop afficher en public son niveau de vie. Modestie ou culpabilité ? Peur de la jalousie ou discrétion ? Elle ne savait pas vraiment. Elle effaça d’un revers de main les plis de sa robe fleurie.
Le quartier lui-même résonnait de cris d’enfants et de quelques hommes alcoolisés trainant sur les trottoirs. Les magasins ne donnaient pas vraiment envie. D’ailleurs les étals comme les devantures regorgeaient de biens de consommation de mauvaise qualité, vantant leurs prix cassés comme seule arme marketing.
Elle arriva devant la CPAM, la « sécu » comme disait la femme en jogging fumant devant l’entrée, attendant elle aussi l’heure d’ouverture. Priscille lui jeta un regard furtif en coin, se demandant comment une femme pouvait avoir la négligence de s’affubler de la sorte, alors qu’au fond elle n’était même pas laide. L’odeur de la cigarette la gênait mais elle ne pouvait faire autrement, car sinon, elle attendrait encore plus longtemps et la file commençait à s’allonger.
A neuf heures pile, enfin, les portes s’ouvrirent sur une pièce vieillotte.
Elle tâcha cependant de sourire aux personnes qui l’entouraient afin de s’attirer quelques sympathies avant d’affronter l’attente inévitable qu’elle redoutait.
Il fallut prendre un ticket, s’asseoir et patienter encore.
Ses yeux se promenaient sur les affiches murales. Tantôt celles-ci incitaient les femmes à se faire dépister le cancer du sein, tantôt à composer un numéro spécialement dédié aux violences conjugales… La tristesse se lut dans ses pupilles couleur noisette : la prévention des maux de notre société la déprimait.
Elle réalisait que ces problèmes n’étaient pas le lot uniquement des populations dites fragiles ou en situation précaire (comme le langage politiquement correct les nommaient), mais bien de toutes les franges de la population. Égaux en droits disait la loi. Égaux aussi lorsque l’on se retrouvait en phase terminale d’un cancer, ce mal qui rongeait au delà des conventions sociales. Le souvenir de sa mère, qu’elle avait accompagnée jusqu’à son dernier souffle, se fit douloureux.
Ressentir de la compassion pouvait sembler naturel, face à la détresse humaine. Et la CPAM rassemblait en un même lieu des trajectoires de vies si différentes…
Ainsi, son regard s’attarda sur le guichet accueillant spécifiquement les SDF venant chercher de l’argent liquide. Lorsqu’elle avait récemment appris qu’ils avaient le droit de percevoir quelques centaines d’euros mensuels, elle avait trouvé le système injuste pour tous ceux qui travaillent à gagner la même somme. Puis elle avait fait le parallèle avec l’aumône, que les valeurs chrétiennes louaient chaque dimanche à la messe. Et cela avait rendu sa réflexion confuse.
Assise à sa gauche, une mère de famille, entourée de quatre enfants en bas âge réclamait le silence en vain, l’un criant, l’autre pleurant. L’énervement croissant se transforma en cris hystériques. La main leur rappela par quelques gifles lancées ça et là que leur conception était plus liée au montant des allocations de famille nombreuse qu’à l’amour maternel. Priscille compara sa vie si douce à celles qu’elle croisait en ce moment précis. Ses enfants avaient été désirés, puisqu’il était normal dans son milieu social de se marier puis d’enfanter. Le contraire n’avait jamais été abordé entre elle et Aymeric. Cela leur aurait semblé anormal. Anormal. Quel mot dur et triste. Ce qualificatif était employé durant les réunions familiales pour désigner Charlotte, une cousine de Priscille restée célibataire. Elle le revendiquait d’ailleurs, tentant d’expliquer en vain sa vision d’un monde en pleine décadence, que la démographie finirait par plonger dans le chaos. Les familles nombreuses en horreur, elle s’investissait corps et âme dans une ONG écologiste. Priscille avait essayé de comprendre, y était presque parvenu, mais l’appréhension de la réalité que prônait Charlotte lui restait étrangère.
Emmitouflé dans un manteau sans âge, un homme basané aux cheveux blancs hirsutes regardait le sol. Venait-il des plaines désertiques, des plateaux du Moyen-Orient ou d’un pays latin ? Mais où donc vagabondaient ses pensées ? Dans un autre pays ou un autre temps, à la recherche de souvenirs enfouis sous la couverture des ans ?
Priscille, sans s’en rendre compte, passait le temps à observer les gens qui l’entouraient, comme si elle-même se trouvait hors de la scène. Son imagination leur prêtait des vies et des caractères, leur attribuant des histoires personnelles parfois sans aucun intérêt, parfois riches d’aventures et d’expériences variées.
Un homme d’origine africaine, dont la noirceur des pupilles reflétaient sans doute celle des épreuves qu’il avait du endurer avant de se trouver ici, côtoyait un quadragénaire déjà désabusé par la vie, et des vieillards affaiblis, dont la solitude était momentanément interrompue par le temps passé en ce lieu.
« Quelle tristesse que tout cette détresse », se dit intérieurement Priscille. Elle se reprit cependant en se convaincant que tout était relatif : ils vivaient dans un magnifique pays, où les droits de l’homme et « la sécu » prévalaient. Quel autre pays pouvait se vanter de protéger et d’aider chaque habitant, jusqu’au SDF ?
Se sentant mal à l’aise dans cette salle d’attente, une nausée la prit.
Soudain, le panneau lumineux afficha son numéro. Son tour venait donc enfin.
Elle se leva et se dirigea vers le bureau indiqué. Une femme grisonnante traita son dossier en maugréant. Heureusement, le problème fut rapidement réglé. Soulagée, Priscille se détendit un peu à l’idée d’apercevoir le bout de cette épreuve. Une légère inquiétude lui serra le ventre cependant, imaginant la voiture vandalisée ou pire, volée. Comment reviendrait-elle à la maison? Elle méconnaissait les bus à prendre et n’avait pas pour habitude de commander un taxi.
Cette dernière heure écoulée lui sembla un patchwork de petits voyages à travers la vie des gens qu’elle avait vus. Différentes latitudes, différentes origines, différentes cultures. Comme autant de contextes aussi intrigants que possiblement effrayants.
Installée au volant de sa voiture confortable, elle prit conscience de la réalité du « vivre ensemble ». C’était donc cela la fameuse mixité sociale dont les media parlaient? Difficile mais indispensable, se résolut-elle à penser. Pourtant, la vie ne l’y avait pas préparée. Un soulagement réel lui allégea le cœur en retrouvant les repères de son quartier privilégié.
C’était un second objectif atteint dans cette journée à peine commencée.
***
L’heure avançait inexorablement et son petit voyage dans d’autres contrées que la sienne, au pays de la CPAM, lui avait ouvert l’appétit. Elle appela une voisine, devenue amie, pour lui proposer de déjeuner ensemble. Tiphaine accueillit Priscille moins d’une demie-heure plus tard, une ratatouille mijotée la veille qu’elle avait réchauffée - elle n’en serait que meilleure.
Attablées dans la cuisine moderne de son amie, elle se permirent une bière, transgression de leur rythme de mère au foyer habituel, leur permettant ainsi de rompre la monotonie des tâches effectuées sans relâche pour le bien commun familial.
« A ton avis, Priscille, penses-tu que notre dévouement envers la famille est un aveu de faiblesse ou une preuve d’intelligence ? Dit Tiphaine, que l’alcool commençait à égayer.
- Je ne sais pas trop, c’est une drôle de question. Et si je ne voulais pas me la poser, serais-je stupide, naïve ou défaitiste ?
- Je ne suis pas sûre qu’il faille le voir sous cet angle là ma chérie. Nous sommes des femmes à qui l’on demande d’être parfaites en tout : la maison doit être bien tenue, l’époux satisfait, les enfants bien éduqués pour devenir médecins, avocats ou ingénieurs. En quelque sorte, c’est notre choix non ?
- Notre choix… répondit Priscille, songeuse. Pourtant je n’ai pas l’impression d’avoir choisi ma famille, ni ma vie telle qu’elle est aujourd’hui. Je n’ai pas très envie de choisir pour mes enfants, comme mes parents l’ont fait pour moi. Jusqu’à présent, cela ne m’avait jamais dérangée. Mais ce matin j’ai vu d’autres personnes, d’autres façons de vivre qui m’ont choquée. Tellement différentes de la mienne. J’ai eu de la chance, eux non. Je n’ai pas choisi, eux non plus. Alors, que vaut-il mieux ?
- Mais… tu n’es pas heureuse ?
- Heureuse ? Si, sans doute. C’est ce que je me dis tous les matins. Enfin… jusqu’à ce matin.
Tiphaine leva un sourcil en guise de réponse et d’interrogation.
- Maintenant, je pense que la vie de famille requiert un tel dévouement que cela devient absurde parfois. Je panique pour une histoire de yaourt, je n’ose pas parler à mon mari pour ne pas exacerber son anxiété, et mes grands enfants ne semblent quasiment plus avoir besoin de moi. Quant à la vie en société, on veut nous faire croire que « vivre ensemble » est le bonheur ultime alors que l’on veut en fait nous forcer à aimer ce qui nous fait le plus peur.
Tiphaine termina sa bouchée, perplexe, Priscille l'aida à ranger la cuisine en silence. Elles se serrèrent dans les bras en se souhaitant plein de courage.
***
Le téléphone portable de Priscille sonna. C’était un rappel pour le rendez-vous qu’elle avait convenu avec une agence de services à la personne. Plusieurs jours auparavant, une discussion avait émergé entre Aymeric et elle, au sujet des tâches ménagères. Bien entendu, il était hors de question qu’il y prenne part, excepté pour la cuisine, car il avait hérité de sa mère et de sa grand-mère de grands talents pour cela.
Après quelques tergiversations, il avait accordé à son épouse d’embaucher une femme de ménage afin qu’elle ait plus de temps pour elle. Priscille l’avait convaincue en lui parlant de s’inscrire à des cours de peinture, de se rendre plus souvent à des expositions, ou tout simplement de moins courir en tous sens toute la journée au profit d’un peu de sport. De toute façon, il ne s’agissait nullement d’aller faire les boutiques ou lézarder en terrasse. Elle n’avait pas été éduquée de la sorte.
Devant la porte de l’agence, elle eut une dernière hésitation, puis un homme âge d’une trentaine d’années vint lui ouvrir. Installés à son bureau, il lui proposa un café, quelle refusa d’abord puis finit pas accepter. Au fond, pourquoi pas? Personne ne lui offrait de café habituellement, c’était un geste commercial, mais qu’elle appréciait sans doute bien plus qu’il ne l’aurait imaginé.
« Madame, en quoi puis-je vous aider? Vous nous avez parlé d’une femme de ménage c’est bien cela?
- Euh, oui Monsieur. Juste quelques heures de temps en temps. Ce n’est pas que je ne fasse le ménage vous savez, mais cela me permettrait d’avoir un peu plus de temps…
- Vous n’avez pas besoin de me convaincre, l’interrompit-il gentiment, sentant sa gêne grandissante, couplée à la volonté de se justifier.
- Merci Monsieur, oui voilà, deux heures le mardi et autant le vendredi, ce serait parfait, fit-elle avec un aplomb qui l’étonna elle-même.
- Très bien, lui sourit-il.
Il lui proposa quelques profils de personnes susceptibles de venir.
Décontenancée par le choix qu’elle devait faire, elle ne parvenait plus à réfléchir de façon lucide. Sa maison allait dorénavant être partagée, même quelques heures hebdomadaires avec une étrangère qui s’intriquerait dans son monde, celui qu’elle avait construit et vers lequel tous ses efforts étaient tournés. L’idée même d’imaginer cette inconnue fouler sa moquette, épousseter ses bibelots ou étendre les sous vêtements de son mari la terrifiait presque.
***
La sonnette de la maison fit sursauter Priscille, assise depuis une heure dans la canapé du salon à feuilleter un livre sans vraiment le lire. La panique monta brutalement, faisant tomber l’ouvrage de ses mains. Son cœur battait si rapidement qu’elle en fut bouleversée.
Les présentations faites, Priscille lui montra en détails la maison et ses attentes. Contrairement à ce quoi elle s’était attendue, ce fut aisé et rapide.
Les jours passèrent, les mardis et vendredis s’enchainèrent. Priscille s’habitua à la présence de cette femme, Madame Alaoui. Elles prenaient chacune leurs marques, leur routine et une relation particulière naquit, renforcée par le thé que Priscille lui proposait lorsque les tâches ménagères s’achevaient.
Leur conversation papillonnait de sujets anodins en banalités, toujours avec une amabilité sincère. Un jour, Madame Alaoui lui apporta du thé vert à la menthe pour lui faire découvrir les arômes de son pays natal, accompagné de pâtisseries qu’elle venait de réaliser pour son fils. Priscille en fut tellement émue qu’elle ne sut que répondre, ses yeux brillaient de joie et de gêne mêlée. Elle la remercia chaleureusement, sans savoir conscience encore qu’une nouvelle porte s’ouvrait vers un voyage auquel elle ne s’attendait pas.
Depuis ce jour, elles eurent grand plaisir à discuter, à s’ouvrir, et se rendirent compte que de nombreux points communs les liaient. La relation avec leur mari ou leurs enfants constituaient un sujet récurrent, et petit à petit, d’autres réflexions plus profondes étaient abordées. Priscille ne se lassait pas d’entendre les histoires du petit village de Madame Alaoui. Celle-ci lui décrivait du mieux qu’elle pouvait l’ambiance et la culture marocaine, les senteurs, les rires et la chaleur - au sens propre comme au figuré - des familles nombreuses. Quel délice de se laisser transporter si loin, au cœur d’un monde exotique grâce aux récits riches qu’en faisait cette fantastique conteuse.
***
Les années se suivirent, les enfants grandirent. Aymeric s’entretint un jour avec son épouse de la nécessité de garder une femme de ménage. Jamais Priscille ne lui avait raconté la relation qu’elle entretenait avec Madame Alaoui. Elle gardait ces voyages imaginaires aux fond de son cœur, c’était son trésor. Bien sûr, elle lui rapportait discrètement quelques cadeaux de leurs vacances d’été en Bretagne, mais le thé, les pâtisseries ou les humbles présents que Madame Alaoui lui offraient au retour de ses vacances au « bled » la comblaient de joie dans une bien plus grand mesure.
Lorsque Aymeric aborda ce sujet, son souffle s’arrêta. Elle devint blême et ses mains tremblèrent. Sans se l’avouer vraiment, Madame Alaoui était entrée dans son monde le plus intime, devant quasiment une amie.
« Nous n’avons plus besoin de garder une femme de ménage, n’est-ce pas? Lui demanda-t-il simplement.
- N… Si… enfin, si je veux dire, c’est bien utile.
- Es-tu bien sûre ma chérie? Je ne crois pas que cela soit nécessaire, maintenant que les enfants quittent la maison pour faire leurs études, tenta-t-il une nouvelle fois, étonné de la réponse de Priscille.
- Si Aymeric, c’est important pour moi.
Aymeric fronça un sourcil, se demandant pourquoi son épouse semblait insister de la sorte.
La discussion eut lieu à plusieurs reprises, mais Priscille insistait, sans donner plus d’explication. Le ton finit par monter, entraîné par l’incompréhension de la situation. Jusqu’au jour où…
***
Le soleil brillait fort sur la pierre blonde du village. Les senteurs des herbes se mêlaient à celle de la cuisine où mijotait un plat traditionnel. Priscille, ravie, allait et venait dans les différentes pièces de la maison. Tout devait être parfait pour accueillir ses enfants qui venaient lui rendre visite pour la première fois depuis qu’elle avait quitté la France avec Madame Alaoui. Ses économies, son assurance-vie étaient suffisants pour lui accorder une vie douce et agréable, loin des tracas gris des franciliens.
Cet ultime voyage l’avait libérée de ceux du quotidien.
Pourtant ceux-ci, tels qu’ils étaient, à savoir agrémentés de trajets familiers et rassurants entre la maison, l’école et les commerces lui avaient ouvert l’esprit : « Ne sommes-nous pas dans un carcan éducatif ? Quelle est ma place au sein de la famille ? Quels choix avons-nous réellement ? Comment vivre ensemble avec des individus que l’on ne connait ou comprend pas ? Mes proches peuvent-ils devenir des étrangers et inversement ?».
Ces questionnements permanents avaient semé une graine qui, devenu plantule, nécessitait d’être transplantée dans un plus pot mieux adapté à ses besoins. Or ses besoins étaient maintenant ouverts sur l’extérieur. Besoin du voyage physique. L’envie de découvrir d’autres horizons, d’autres saveurs, d’autres plaisirs. Vivre pour soi et affirmer sa singularité. Certes, elle avait rempli le rôle qu’on lui avait attribué depuis sa plus jeune enfance. Certes elle s’était occupée de son époux, avait bien élevé ses enfants, était allée à la messe chaque dimanche, s’était investie dans la vie de l’école et la paroisse.
Aujourd’hui, le chemin devenait plus caillouteux, mais plus ensoleillé aussi, charmant et intéressant à la fois. Dans ce village du moyen Atlas, elle marchait seule, s’émerveillait, savourait cette nouvelle expérience.
Jamais elle n’avait été si épanouie.
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