Concours de nouvelles organisé par Femme Active sur le thème : « Moi j’ai dit bizarre-bizarre, comme c’est étrange ! »
Résumé
Martha travaille dans le supermarché d’une petite ville. Des vols étranges se répètent, sans que personne ne parvienne à en découvrir la cause ou l’auteur. Alors Martha s’en mêle…
Le samedi matin rassemble au supermarché tous les types de population de la ville et des alentours, en files indiennes, attendant plus ou moins patiemment de régler leurs achats aux caisses. Sur le tapis roulant s’expriment les différences entre les catégories socio-professionnelles. Des chips-sodas aux saumon fumé, les repas se distinguent par la qualité des ingrédients qui le composent.
Martha, chef de rayon, prenait soin d’orienter les clients vers le produit le plus adapté, avec la fierté de savoir discerner en un clin d’œil le type de personne et ses attentes. Un jeune homme célibataire, par exemple, ne cherchait pas les mêmes pâtes qu’une mère de famille. Elle savait parfaitement ajuster la marque d’un spiritueux selon qu’il s’agissait d’un cadre quinquagénaire ou d’un groupe d’étudiants sur le point de fêter un anniversaire. Ses petits conseils avisés en réjouissaient certains et en agaçaient d’autres. Mais elle dosait savamment ce qu’elle prodiguait pour ne pas dépasser les limites de chacun. N’importe quelle marque de biens de grande consommation aurait envié son sens aiguisé du besoin du client et sa finesse de jugement combinée à la connaissance des produits présents sur le marché.
D’excellente humeur, Martha fredonnait une musique entendue à la radio à son réveil, tout en disposant des haricots verts en conserves dans le rayon adéquat. Elle remarqua du vide entre les boîtes, ce qui l’étonna. Ses sens lui jouaient probablement un tour, car elle était persuadée d’avoir rempli le rayon la veille. Ou alors, les haricots verts avaient réveillé des envies particulièrement pressantes chez les familles dans les vingt-quatre heures précédentes. Le sourcil gauche haussé, elle marqua une pause puis reprit son travail.
« Bonjour Madame, lui demanda une petite voix venant de nulle part.
- Bonjour mon chéri, répondit-elle à un tout jeune garçon, que cherches-tu?
- Je voudrais un paquet de bonbons mais il est trop haut pour moi. Pourriez-vous m’aider à l’attraper s’il vous plaît ?
Elle acquiesça et le suivit dans le rayon.
« C’est celui-ci, montra-t-il de son doigt potelé.
Du haut d’un tabouret, Martha l’attrapa et le donna à l’enfant. Sa manche se prit malencontreusement dans le coin du sachet voisin, entrainant une cascade de paquets de sucettes et de réglisses. Dépitée, elle ferma les yeux, le temps de retenir une exclamation injurieuse envers elle-même. Sa main peigna ses cheveux nerveusement, tachant d’ignorer les regards des clients et les rires des enfants qui se réjouissaient de ce spectacle impromptu. A genoux sur le carrelage froid du supermarché pour ramasser ce qui semblait être tombé du ciel, son regard s’aventura au fond de l’étagère la plus basse et y remarqua que seuls quelques sachets de bonbons fourrés demeuraient sur l’étalage. Pourtant, on disposait volontairement ce qui se vendait le moins bien sur les étagères du bas, celles que l’on ne regardait jamais. L’étagère aurait donc du être remplie.
« Stan, as-tu rempli ce rayon hier comme je te l’avais demandé?
- Euh…oui répondit le stagiaire se grattant la nuque de façon flegmatique.
- Tu ne trouves pas cela bizarre qu’il soit quasiment vide ce matin?
- Ben, est-ce que je sais moi si les gens préfèrent les réglisses ou les bonbons fourrés? Il plongea ses mains au fond des grandes poches de sa blouse aux couleurs de l’enseigne.
- Cela fait deux fois ce matin que je remarque une consommation anormale dans les rayons.
- Et alors Sherlock? Répondit-il sur un ton taquin.
- Un peu de respect Stan ! Si tu connaissais ce magasin aussi bien que moi, tu trouverais cela bizarre aussi.
Ne trouvant rien à ajouter qui ne soit pas désobligeant, Stan fit confiance au peu de manières qui lui restaient de son éducation et décida qu’il lui valait mieux reprendre son travail là où il l’avait interrompu. Sa silhouette, légèrement courbée en avant sous le poids d’une tête surmontée d’une tignasse blonde, traina les pieds jusqu’à la chambre froide de la zone «Boucherie». Il fut surpris par la porte restée ouverte, mais se dit qu’il avait dû oublier de la fermer lorsque Martha l’avait appelé.
La journée se déroula comme les autres. L’heure de la fermeture approchant, les employés se rassemblèrent puis se souhaitèrent un bon week-end.
Chaque jour qui passait apportait une petite surprise supplémentaire à Martha.
« Je dois devenir folle, s’inquiéta-t-elle un soir auprès de son mari. J’ai l’impression que des produits disparaissent régulièrement au supermarché.
- Ce doit être des voleurs ma chérie. Tu sais, c’est fréquent paraît-il. Des hommes, des femmes, des gens dans le besoin, des jeunes fugueurs, cela arrive.
- Mais tous les jours ?
- Peut-être que la crise et la pandémie ont amplifié le phénomène?
- Mmmh…
Martha ne semblait pas très convaincue.
Quelques jours plus tard, elle en parla à sa supérieure hiérarchique, qui sembla tout d’abord amusée par cet élan de suspicion, mais qui finit par lui promettre d’en parler aux vigiles à l’entrée du bâtiment. Toutefois, rien ne changea et les disparitions de conserves firent place à celles de pâtes, de biscuits et de fruits.
Toutefois, l’affaire prit des proportions plus importantes. On commença à estimer la valeur des pertes de produits et la supposition de Martha fut confirmée. La direction réalisa le manque à gagner du magasin, sans mettre la main sur les fautifs. Ses collaborateurs la surnommèrent «Inspecteur» et lui reconnurent des talents d’enquêtrice.
Certains produits disparaissaient, la vérification des comptes mettait à jour des pertes financières quotidiennes pour l’établissement, quoiqu’elles fussent relativement peu importantes. Les vigiles redoublaient d’attention : leurs regards scrutaient chaque client, se plissaient à la moindre bosse suspecte sous un vêtement. Ils avaient arrêté par erreur une femme enceinte puis un quarantenaire ventripotent et suspecté un adolescent d’avoir caché des provisions sous son sweat-shirt à capuche de taille XXL.
Tout le monde finit par se prendre au jeu, l’ouïe à l’affut d’un sachet froissé précipitamment, les yeux en oblique sur les clients qui semblaient hésiter dans les rayons, les suspectant d’attendre que personne ne les regarde pour dérober un quelconque pot de confiture.
Un samedi soir, alors que Martha finissait de ranger du matériel de pêche sur les étagères à quelques minutes de la fermeture, un bruit se fit entendre dans l’allée voisine. Les lumières partiellement éteintes, la semi-obscurité silencieuse remplaçait progressivement l’effervescence de la journée sous la lumière crue des néons.
Elle courut sur la pointe des pieds, s’arrêtant brutalement à l’angle de la gondole afin de surprendre l’individu. Son imagination lui révélait déjà un homme fin et sournois, l’œil mauvais ou le regard en coin, cachant sous un pardessus ce qu’il venait de trouver entre les clous et les outils du rayon bricolage.
Lorsqu’elle pencha son visage sans faire de bruit, son cœur battait si fort qu’il lui semblait résonner dans tout le magasin. Elle aperçut une ombre tourner dans l’allée perpendiculaire. Ça y est. Elle en était sûre. Quelqu’un rôdait le soir et volait.
La direction la croyait, mais faute de preuves, il n’avait pas été possible d’arrêter qui que ce soit. Les caméras filmaient l’extérieur du magasin durant la nuit mais le responsable de la sécurité n’y avait détecté aucune présence suspecte, bien qu’il ait vérifié tous les enregistrements récents.
Les vols se poursuivaient et personne n’y comprenait rien.
Les jours passaient. Martha se sentait de plus en plus touchée par cette histoire qui n’en finissait pas. Il lui semblait qu’elle était responsable d’avoir plongé l’entreprise qui l’employait dans le chaos, le doute et la peur. Effectivement, les employés dont les horaires de travail matinaux ou tardifs les obligeaient à se retrouver seuls - ou quasiment - dans le magasin, se sentaient soumis à un danger qu’ils ne maîtrisaient pas. Comme tout ce qui effraie et dont on ne distingue pas les contours, le voleur anonyme du supermarché commençait à terrifier la population. Moins on en savait, plus cela créait une crainte informe et innommable. Les gens affabulaient sur la personnalité du voleur. Etait-ce un homme? Une femme ? Un vagabond? Pourquoi avait-il volé telle ou telle denrée?
Le mystère emplissait les esprits, s’instillait dans les discussions des clients qui patientaient aux caisses. Des chuchotements passaient de l’un à l’autre. On finirait bientôt par soupçonner son voisin. Même les enfants en parlaient dans la cour de récréation de l’école primaire du quartier.
Chacun proposait sa version des faits, ses suppositions, ses hypothèses.
Par un frais matin du mois de mars, Angeline, l’une des collaboratrices de Martha, une jeune femme de vingt-cinq ans qui avait commencé à travailler au rayon poissonnerie du supermarché quelques mois auparavant, déballait un nouvel arrivage de maquereaux, lorsqu’elle sentit un courant d’air inhabituel. Elle voulut vérifier que la porte du hangar de stockage était bien fermée.
« Il y a quelqu’un ?» Fit-elle d’un ton incertain.
Ses sens ne paraissaient n’avoir jamais été aussi aiguisés, en éveil, attentifs au moindre son ou changement de lumière pouvant témoigner d’une présence.
Mais lorsqu’elle s’en approcha, la porte séparant la poissonnerie du reste du supermarché claqua violemment. Sous l’effet de la surprise, elle hurla de terreur puis s’évanouit.
Son cri alerta d’autres employés qui accoururent. Ils l’aidèrent à reprendre ses esprits et la réconfortèrent. Elle n’avait cependant rien aperçu, et son témoignage ne fut aucunement efficace pour résoudre l’énigme.
Cet incident, qui aurait dû passer pour anodin, emplit chacun d’effroi. Après coup, Angeline avait de nouveau réfléchi aux événements qui s’étaient produits. Elle s’étonnait par exemple de ce courant d’air qui l’avait faite sursauter au point de défaillir. En effet, ce phénomène ne pouvait se produire que si des fenêtres ou des portes étaient simultanément ouvertes. Or ce matin-là, seule une porte l'était. Enfin, à sa connaissance, pensa-t-elle en fronçant les sourcils.
Le soir, la direction avait décidé que les vigiles circuleraient dans chaque allée, vérifiant que personne ne restât dans le magasin à la fermeture. Ils déambulaient lentement dans le noir, armés de lampes torches, comme ces poissons des grandes profondeurs qui portent devant eux une excroissance luminescente. Leur présence se voulait menaçante afin d‘intimider tout rôdeur potentiel. Ils y parvenaient d’ailleurs parfaitement.
On se méfiait de tout le monde, y compris des employés. Certains d’entre eux détenaient les clés du magasin et la police les avait interrogés en premier. Puis ce fut au tour des autres, mais aucune réponse précise ne pouvait expliquer la poursuite des vols.
Des journalistes régionaux s’étaient présentés devant l’entrée du supermarché. De micro-trottoirs en interviews improvisées des badauds, ils en avaient créé une histoire à moitié terrifiante, à moitié ironique, posant ainsi les fondements d’une future légende urbaine dont les prochaines générations parleraient encore dans quelques années. Ils présentaient Martha comme l’instigatrice d’une énigme qui durait depuis presque un an, bien qu’elle ne s’en défendit avec véhémence. Ils comparaient son rôle à celui d’une lanceuse d’alerte, terme qui devenait de plus en plus à la mode. Les media s’emparaient du sujet comme d’un bonbon pétillant, sucré et acidulé à la fois.
L’été arriva. Mais au lieu de la chaleur sèche à laquelle on s’attendait, ce furent des rideaux de pluie qui l’accompagnèrent. Les parapluies emplirent les rayons, mettant provisoirement les lunettes de soleil de côté. Les précipitations augmentèrent, s’infiltrant dans les caves et les sous-sols des bâtiments. Angeline trouva un jour trois rats dans le supermarché, qui s’enfuirent aussitôt à son approche. Elle ne s’évanouit pas mais ne se sentit pas très rassurée pour autant. C’était pourtant la première fois que des rats se rendaient visibles dans l’enceinte du magasin, ce qui sembla étrange à toute l’équipe du supermarché. Ils provenaient généralement des caves et s’enfuyaient lorsqu’elles étaient inondées par les pluies torrentielles.
Martha poursuivait ses réflexions, ne laissant pas l’incertitude des autres émousser sa motivation à trouver le coupable.
Elle dédiait son temps libre à une association d’aide aux personnes en difficulté, maintenant que ses enfants étaient suffisamment grands et autonomes pour établir leur propre nid ailleurs. Elle aimait particulièrement visiter les personnes âgées. Elles seules pouvaient lui raconter des anecdotes sur leur petite ville, au temps où ses parents désobéissaient à ses grand-parents. En échange, Martha leur parlait des jeunes, de leurs manies, de la vie qui changeait. Bien entendu, elle leur faisait part des aventures du supermarché et de son voleur mystérieux.
« C’est tout de même incroyable, s’indigna Huguette, une veuve de quatre-vingt-huit ans, s’installant plus profondément dans son fauteuil.
Elle invita Martha à s’asseoir : «Veux-tu une tasse de thé ?
- Ce qui est dingue, c’est que nous parvenions pas à mettre la main sur celui qui vient se servir quotidiennement à l’insu de tous au supermarché. Nous avons beau faire circuler des vigiles et surveiller avec les caméras extérieures… rien.
- C’est peut-être le fantôme de Jacques, mon mari ! S’exclama Huguette en riant malicieusement. Il chapardait de temps en temps.
Martha sourit. Elle ne croyait évidemment pas aux histoires de fantômes, mais cette remarque la détendit.
- Ce qui est étonnant, c’est que les vols sont réguliers et concernent différents types de produits: pâtes et sauces, dentifrices, fruits et légumes, biscuits, outils…
Le thé, versé cérémonieusement comme à l’accoutumée et dégusté dans les tasses de porcelaine qu’Huguette avait reçues en cadeau de mariage, leur fit marquer une pause.
Puis la vieille dame se souvint. Elle se mit à raconter à Martha des anecdotes concernant leur petite ville du temps où celui-ci n'était encore qu'un village. Ce qu'elle entendait déclencha en elle comme une étincelle qui l'éclaira.
Quelques jours après sa visite chez Huguette qui dura presque deux heures, Martha se rendit à la mairie de leur ville. Elle demanda à consulter les archives. Malheureusement, on lui répondit que personne ne demandait à y avoir accès habituellement et que les horaires étaient strictement soumis au bon vouloir du responsable des affaires courantes de la mairie.
Soupirant de dépit, Martha réalisa qu’elle devrait s’adresser à la seule personne qu’elle trouvait antipathique dans cette ville, Monsieur De Chavannes. Pourtant, elle connaissait et appréciait quasiment tout le monde. Puisqu’il fallait bien faire ses courses au supermarché, chaque foyer passait au moins une fois par les rayons de l’enseigne. Cet endroit était devenu le haut lieu des rencontres entre habitants. On y devisait de tout et de rien dans les allées. Et comme les employés semblaient invisibles aux yeux des clients, les discussions allaient bon train devant eux. Alors que Martha emplissait les rayons, elle entendait par exemple les histoires de cœur des uns, d’adultère des autres, les bêtises des jeunes ou encore les rumeurs plus ou moins chuchotées.
Le supermarché avait remplacé le parvis de l’église après la messe du dimanche. On pouvait le comparer avec l’agora du samedi matin, propice aux conversations, regards et petites mondanités.
Martha s’enquit de l’adresse email du responsable des archives municipales et lui écrivit un mail si parfaitement tourné qu’il ne pourrait lui en refuser l’accès.
Quelques jours plus tard, sa réponse, succincte, lui accorda ce qu’elle désirait.
Le jour prévu, ses paumes de mains étaient moites d’impatience. L’attente devant la porte encore fermée du bâtiment de la Mairie lui sembla bien longue. Surtout sous la pluie qui battait le pavé depuis plusieurs jours déjà. D’autres rats étaient apparus à plusieurs endroits du village, comme sortant d’outre-tombe. La vision de ces rongeurs porteurs d’une symbolique morbide participait à amplifier le climat nauséabond de la petite ville.
« Bonjour Monsieur De Chavannes, comment allez-vous? Demanda Martha en souriant de façon un peu gênée. Elle n’avait jamais apprécié l’attitude hautaine de cet homme.
Bien, merci. Alors comme ça, vous souhaitez accéder aux archives de la ville?
Oui tout à fait, enchaîna-t-elle.
Et puis-je savoir quelle raison vous pousse à ces fouilles administratives ?
Eh bien, je fais quelques recherches personnelles sur le passé historique local.
Monsieur De Chavannes, responsable municipal des archives municipales, avait accepté cette fonction en sus de sa carrière professionnelle afin de remplir un rôle auprès du conseil municipal. Sa qualité d’historien lui avait valu toute la légitimité nécessaire et Monsieur le Maire l’avait volontiers adoubé et lui accordait toute sa confiance.
A cet instant, Monsieur De Chavannes toisa Martha en plissant légèrement les yeux, signe chez lui de méfiance.
« Très bien. Ne dérangez rien. Dites-moi si vous trouvez quoi que ce soit d’intéressant et si vous avez besoin d’aide, conclut-il un peu sèchement.
- Merci Monsieur de Chavannes, je n’y manquerai pas. »
Lorsqu’elle fut enfin à l’intérieur du bâtiment municipal, on conduisit Martha dans des sous-sols obscurs, où l’air vicié avait dû stagné depuis des décennies. Après plusieurs heures de fouille dans des tiroirs et des placards remplis de vieux papiers jaunis, elle trouva ce qu’elle cherchait, aiguillée par les détails qu’Huguette lui avait fournis.
Sortant son smartphone, elle prit des photos des pages qui l’intéressaient. Notamment un vieux plan datant des années 1870.
Un léger sourire relevait ses lèvres lorsqu’elle prit le chemin de retour vers sa maison.
« Martha, il est vingt heures. Que nous as-tu préparé pour le dîner? S’enquit son mari.
-Désolé mon chéri ! Je n’ai pas vu le temps passé. Peux-tu nous arranger quelque chose avec ce que tu trouveras dans le frigo s’il te plaît ?
- Euh, bon… d’accord. Il reposa son journal, alluma la radio et se mit au travail. Sacré défi avec ce que nous avons ! Soliloque parfaitement inutile mais cela lui fit du bien de se donner un peu de cœur à l’ouvrage.
Patrick, son mari n’avait pas franchement fait ses preuves comme chef cuisinier mais il se débrouilla suffisamment pour créer un assortiment de restes, grâce à son imagination, ses talents de chimiste et l’aide d’une application de cuisine à la mode.
Ils dînèrent tranquillement, s’amusant des expériences culinaires de Patrick.
« Que fais-tu exactement dans le grenier avec tes papiers Martha ?
- Je crois que je suis sur une piste, lui répondit-elle sérieussement.
- Une piste? Mais à quel sujet ?
- Toujours le même : trouver le voleur du supermarché.
- Encore ? Mais tu n’en as pas assez de cette histoire ? Laisse faire la police voyons, tu n’es pas détective que je sache !
- Eh bien, j’ai peut-être raté ma vocation. Parce que j’ai l’impression que l’on va trouver quelque chose.
- Tu vas devenir folle avec tout cela.
Elle ignora totalement cette remarque et poursuivit :
- Tiens, d'ailleurs, il faut acheter une nouvelle cartouche d’encre pour l’imprimante. Cela fait tellement longtemps qu’elle est inutilisée que l’encre a séché. J’en reprendrai une demain au supermarché.
- Ben voyons, ça coûte cher ces trucs là. N’imprime pas n’importe quoi... La phrase se perdit dans sa dernière bouchée de poulet mijoté.
L’excitation de Martha croissait à mesure que ses recherches avançaient, mais elle sentait bien que son époux ne partageait pas le même entrain à démasquer le coupable.
Trois jours plus tard, Martha avait réuni tous les indices lui permettant d’établir une hypothèse qui semblait plausible. Il lui restait à la vérifier.
Sur la route la menant chez Huguette, elle tourna brusquement, empruntant ainsi un détour qui longerait la propriété de Monsieur de Chavannes. Elle ralentit, ce qui lui permit d’observer discrètement le jardin. Parfaitement entretenu, des rosiers l’entouraient, grimpant sur les murs d’enceinte, tout comme une glycine déjà ancienne. Une pelouse rasée de près formait deux parties inégales, séparées par un chemin dallé aux joints recouverts de mousse. Tout y était charmant, fleuri, équilibré. Madame de Chavannes entretenait les fleurs afin d’en faire de somptueux bouquets pour accueillir les invités qu’ils recevaient tous les samedis soirs. Martha le savait bien, elle qui voyait les achats dédiés à ces dîners, ainsi que les outils et engrais qu’elle se procurait au supermarché pour entretenir les fleurs du jardin. Pourtant, elle venait moins ces derniers temps.
Elle esquissa un sourire en pensant à tout ce qu’elle apprenait sur les habitants de cette petite ville : les bouteilles d’alcool de certains, les manies des autres, les économies réalisées en achetant les premiers prix, mais que l’on cachait sous d’autres produits pour que cela ne se voit pas lors du passage en caisse. Que penserait l’ami notaire ou le voisin avocat s’il constatait qu’on lui servait du saumon fumé de marque générique ? S’il voyait les produits contre l’incontinence ou une boîte de préservatifs sur le tapis de la caisse ? Certaines personnes pensaient à juste titre que le déballage des biens de consommation devant tout le monde constituait une évidente atteinte à la pudeur. Martha, elle, en savait plus long sur ses concitoyens que le psychologue ou le médecin de la rue principale.
Prenant soin de respecter la limite de vitesse de 30 km/h, elle scruta le fond du jardin. S’apercevant qu’un espace avait été aménagé sous les branches retombantes de la glycine, elle eut l’impression que l’on cachait quelque chose aux yeux non attentifs.
Elle passa la nuit à finaliser son hypothèse dans sa tête, retournant ses pensées dans tous les sens. Le lendemain, elle s’empressa de la soumettre à Huguette afin de connaître son avis. La vieille dame fut impressionnée des talents d‘investigatrice de Martha.
« Bravo, ma petite Martha, c’est brillant !
- Vous croyez que tout cela est possible ? Les yeux écarquillés, elle s’étonnait elle-même d’avoir trouvé la solution à cette énigme qui embarrassait toute la ville depuis des mois.
- Il semblerait bien, oui, mon enfant. Ses yeux étincelaient de joie à l’idée de démanteler cette machination.
- Bon, alors j’irai voir la police demain ! S’exclama-t-elle, pleine d’entrain.
Martha se rendit à son travail comme à son habitude. Les mains dans les poches, son regard balayait l’espace du supermarché, comme pour mesurer les distances, vérifier l’orientation des rayons. Distraite, elle se cogna dans Stan qui rangeait des yaourts en rayons. Il se renfrogna.
« Oh pardon Stan, je suis désolée.
- Ce n’est pas grave, grommela-t-il.
- Tiens, viens avec moi, j’ai besoin que tu m’aides à vérifier quelque chose.
- OK.Il se leva maladroitement.
Atteignant dans la zone de boucherie du supermarché, ils traversèrent la réserve, puis pénétrèrent dans la chambre froide. Martha remarqua qu'elle pouvait s'ouvrir de l’intérieur. Simple sécurité pour éviter un accident malencontreux ? Au fond de la pièce se trouvait une trappe, très peu visible sur le carrelage, du fait d’un unique éclairage faiblard, orienté sur les carcasses animales servant à approvisionner le rayon de la boucherie-charcuterie. Il leur fallut récupérer l’outil adéquat pour ouvrir la lourde trappe et l’aide de Stan fut précieuse. Là, dans l’obscurité, Martha fit un constat.
« C’est bientôt fini ? dit Stan, gelé dans son T-shirt trop grand et sa blouse professionnelle un peu crasseuse. Que cherches-tu ici?
- Rien Stan, rien… répondit Martha. Tu peux y aller, je te rejoins.
- Stan déguerpit aussitôt en se frottant les mains. Il se retourna quand même, intrigué, avant de retourner dans les rayons chauffés du magasin.
Martha prit des photos. Elle aperçut une courte échelle, un couloir relativement étroit. Les murs étaient en terre. Ses neurones lui envoyèrent à cet instant un souvenir encore récent, qu’elle avait à peine remarqué sur le moment.
Elle referma difficilement la lourde trappe sans se coincer les doigts, et sortit de la chambre froide.
Prétextant un déjeuner qui passait mal, elle s’excusa auprès de sa cheffe et prit le chemin du commissariat de police.
Là, elle leur expliqua sa théorie. Tout, de A à Z.
Au début, ils ne la crurent pas vraiment, mais lorsqu’elle leur montra la carte, l’histoire de la ville, les anecdotes qu’Huguette avait rédigées sur une feuille signée de sa main, puis les photos prises du jardin des De Chavannes, ils l’écoutèrent attentivement.
Tout se tenait. Cela semblait évident, encore fallait-il disposer de ces informations.
Le Maire, la police municipale et la direction du supermarché avaient organisé une petit fête pour clore l’enquête.
« A ta santé ma chérie ! Patrick leva sa coupe de champagne. Tu as été notre Sherlock Holmes !
- Tu vois que j’ai du talent, lui répondit-elle malicieusement avec un clin d’oeil.
Un journaliste les photographia pour immortaliser ce moment et illustrer l’article qu’il rédigeait pour la presse locale.
« Mais comment avez-vous su pour Monsieur de Chavannes ? demanda-t-il.
- Huguette m’a raconté que le supermarché avait été construit sur un ancien cimetière, mais que cela restait secret pour ne pas effrayer les clients. Or, ce cimetière s’étendait également vers la propriété voisine des parents de Madame de Chavannes, qu’elle occupa dés son mariage. Au XIXème siècle, un tombeau familial se trouvait à l’emplacement des murets sur lesquels pousse leur glycine. On y aperçoit aujourd'hui une ouverture cachée par la plante. C’est celle du tombeau. Grâce aux archives de la mairie et à Huguette, j’ai compris qu’à partir de cet édifice avait été creusé un tunnel - la distance est relativement courte - débouchant dans la chambre froide du supermarché. L'autre jour, j'ai pu vérifier la présence du tunnel creusé, en partant du supermarché. J'en ai déduis que le voleur devait donc être notre cher Monsieur de Chavannes, qui vivait aux frais du supermarché. Des traces de terre sur son pardessus confirmèrent mon doute. Depuis plusieurs mois, je voyais bien lorsqu’ils faisaient leurs courses qu’ils privilégiaient de plus en plus les produits aux plus bas prix et les promotions. Une rumeur courait… Il avait perdu son poste de cadre il y a un an et ses revenus diminuaient rapidement. Seule sa femme était complice. Je m’étais d’ailleurs étonnée de la voir acheter des outils de bricolage il y a 18 mois, elle qui jardinait seulement. J’imaginais mal son époux bricoler et aucun travaux n’avait eu lieu dans leur propriété, ce qui me mit la puce à l’oreille. En mettant tous les indices bout à bout, mon hypothèse s’avéra juste.
" A Sherlock Martha ! » Crièrent-ils tous en chœur.
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