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Une jeune femme bien élevée

Dernière mise à jour : 3 févr. 2022

Concours organisé par la Revue Pourtant sur le thème : « Dans la cuisine »

 

La première fois que je suis descendue dans cette cuisine, il était 06:30, le soleil se levait avec moi.

J’avais débarqué chez eux la veille au soir après dîner afin de m’installer et démarrer mon stage lundi matin. Le lendemain matin fut comme une claque. En descendant dans la cuisine, l’odeur de rance me retourna instantanément l’estomac et je faillis vomir sur le carrelage sale.


Le chien poisseux de Monsieur et Madame Leroux débarqua en remuant la queue, ravi d’une compagnie matinale. Sa présence aurait pu s’avérer sympathique s’il n’avait pas fourré son museau n’importe où pour vous renifler sans arrêt... Il était aussi collant à sa manière que ne l’était le plan de travail, sur lequel on aurait pu gratter avec l’ongle plusieurs millimètres de graisse accumulée.


***


Je m’appelle Alix et j’ai 22 ans. Étudiante à Paris en agronomie, j’ai choisi de passer le mois de juillet à moissonner les champs d’expérimentation d’une entreprise de Biotech en Beauce.

Mais évidemment, la Beauce, c’est vide. Vide d’hôtel, de restaurant, de chambres d’hôtes ou de quoi que ce soit que n’importe quel jeune de mon âge trouverait cool. Et donc pas de logement. Les campings inexistants auraient été totalement improbables dans cette région d’agriculture industrialisée. Et à l’époque, Airbnb n’avait pas encore vu le jour.


Audrey, l’une de mes camarades de promo, m’avait refilé ce tuyau : dormir la semaine chez Monsieur et Madame Leroux, moyennant quelques dizaines d’euros par mois, ce qui les aidait à mettre du beurre dans leurs épinards.

A l’odeur rance persistante de la cuisine et au vu de leur silhouette, ils devaient d’ailleurs avoir inversé les proportions.


Monsieur et Madame Leroux, beaucerons depuis des générations, n’avaient jamais pris l’avion et n’avaient d’ailleurs jamais quitté le département. Entre eux, ils parlaient un patois à couper au couteau… Je n’ai jamais compris ce que disait Monsieur Leroux. Elle, ça passait encore.


***


Je découvris un nouvel univers. Une maison sale et repoussante, dont je ne fréquentais que ma chambre, la salle de bain et la cuisine. J’eus du mal à réfréner mon dégoût à de nombreuses reprises. Mais ce logement m’arrangeait, n’entravant pas mes économies, qui me promettaient quelques vacances futures entre amis.


Chaque matin, je prenais un petit déjeuner en respectant strictement une règle simple : toucher le moins possible les surfaces de la cuisine. Petits pains au lait industriels et Nutella me suffiraient. Et je me promis de manger de nouveau sainement des la fin de cette épreuve.


***


Rentrant un soir de faire quelques courses pour mes déjeuners, puisqu’ aucun restaurant, supermarché ou boulangerie ne se trouvait à moins de 10 km, j’ouvris la partie supérieur du frigo pour y glisser mes plats surgelés. Zut, il n’y avait qu’un compartiment à glaçons, qui n’avait pas du être dégivré depuis des années.


J’étais pourtant certaine d’avoir aperçu des packs de produits surgelés dans la poubelle, je mis donc en quête d'un congélateur. Au bout de quelques minutes, je le trouvais dans une arrière-cuisine sombre et nauséabonde. Un congélateur horizontal au volume impressionnant pour un couple de retraités emplissait quasiment tout l’espace de la petite pièce.


Lorsque j’ouvris ce grand congélateur-coffre, je fus étonnée d’y trouver, entre quelques sachets de frites, une quantité de viande incroyable, sous toutes les formes : steaks, côtelettes,... pour moi qui étais du genre poke-ball au quinoa-alfalfa-soja, toute cette chair sanguinolente me donna un haut-le-cœur.

Je déposais précautionneusement mes plats dans un recoin libre, enlevant au passage un long cheveu blond (ou blanc), qui non seulement n’avait rien à faire là mais qui accentua brutalement ma nausée. J’avais toujours eu horreur de voir des cheveux dans la nourriture. Cela me rappelait ce passage pitoyable de la fondue dans le film des Bronzés font du ski. Au moins cette pensée me fit sourire.


Je faillis hurler en me retournant. Monsieur Leroux était dans l’encadrure de la porte, sourcils froncés. Craignant qu’il pense que je lui vole ses victuailles, je lui adressai rapidement des paroles que je voulais rassurantes :

« Ne vous inquiétez pas Monsieur Leroux, je ne vous prends rien, je dépose juste quelques plats pour mes déjeuners dans votre congélateur ».

Assez mécontent de mon intrusion, il prononça quelque chose qui me s’apparentait plus à un borborygme qu’une phrase en français, ou même en patois.


***


Le mois de juillet passait. Pollinisation du maïs, récolte des parcelles, et rapport de stage occupaient mes journées. Des fêtes avec les saisonniers, correctement arrosées pour des jeunes qui avaient envie de profiter de la vie rythmaient les soirées. Peu de sommeil, mais toujours le rituel matinal pain-au-lait-Nutella, seul point de repère familier dans cette maison hors du temps et de la civilisation.


***

« Aïe! »

De fatigue sans doute, je me coupais un matin avec un couteau de cuisine en épluchant une orange. Je me surpris à sourire : « Moi qui hésitais à acheter des oranges sanguines, voilà que j’ai les deux. »

Je m’étonnais tout de même de trouver cet ustensile si aiguisé, avant de remarquer que tous les couteaux - et il y en avait de toutes tailles et de toutes formes - l’étaient tous parfaitement.


***


Le 27 juillet, ce fut le déclic.

Je me réveillai en sursaut, m’asseyant soudainement dans mon lit.

La cuisine au beurre, les couteaux et hachoirs aux lames parfaitement aiguisées, le cheveu blond du congélateur et le Valium dans le placard de la salle de bain.

Je compris tout.

Audrey était blonde.

Ils nous engraissaient, nous les étudiantes de passage, pour congeler nos corps méticuleusement coupés en morceaux choisis, puis nous décongeler pour déguster cette chair tendre.

Ce fut un tel choc que je crus que mon cœur m’avait précédée au pied de l’escalier pour s’enfuir.


Je pris mon sac en toute hâte, en essayant tout de même de ne pas faire de bruit.


Lorsque j’ouvris la porte de ma chambre, je vis l’escalier dont la noirceur menait à une noirceur bien pire. Celle de l’âme.


Le bruit d’une poignée de porte me figea.

Mais ma terreur, heureusement flanquée de mon instinct de survie, me laissa reprendre le dessus, et je dégringolais les marches quatre à quatre. La porte d’entrée était fermée.

Celle de derrière peut être?

Ouf.


Un bruit de pas. Des bribes en patois dont je ne perçus que « … reviens! »


Mince. La grille du jardin avait été fermée et le mur trop haut pour grimper.

La maison des voisins semblait trop éloignée pour m’entendre en pleine nuit. J’étais prise au piège.

Et ce chien qui accourait, il ne manquait plus que celui-là.


La solution m’apparut comme un dernier recours sur lequel tout mon avenir reposait.

J’avais appris vaguement à me servir du tracteur pour moissonner les champs.

Alors je pris le motoculteur de Monsieur Leroux, le fit démarrer et fonça sur le grillage.

Heureusement, celui-ci céda et je pus enfin sortir de ce cauchemar.


***


Lorsque le dimanche suivant, ma mère insista pour que je goûte le steak tartare qu’elle avait superbement préparé, je m’évanouis.


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