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Libertés conditionnelles

Dernière mise à jour : 3 févr. 2022

1er Prix littéraire adulte gagné pour l'Appel à textes organisé par Bibliothèque l'Attire-Lire de Châteauneuf-sur-Sarthe. 31 Mars 2021.

Thème : « Histoires de liberté »


 

Son téléphone émit une vibration. C’était le signe que quelque chose de nouveau emplirait sa vie. Elle ne savait pas encore de quoi il s’agissait. Sa main tremblait un peu, sans doute l’excitation mêlée à la crainte d’une nouvelle perspective… Elle ajusta ses lunettes, que son autre main avait cherché en tâtonnant sur la table de chevet. Keira se dit que 06:30 était une heure bien matinale pour recevoir une notification. Ce devait donc être important.


Lorsque qu’elle eut fait glisser son doigt sur l’écran et que la caméra biométrique eut vérifié son identité, le badge s’ afficha. Elle venait de gagner un droit supplémentaire. Et pas n’importe lequel.


Son sourire irradia le petit appartement dans lequel sa vie se déroulait sagement.


***


Depuis toute petite, ses parents avaient pris soin de son éducation afin de lui donner toutes les chances dans la vie, comme ils disaient. Leur sévérité et leur intransigeance avait eu les résultats escomptés. Keira avait eu la maturité de comprendre rapidement que de tout comportement conforme aux règles s’ensuivait une récompense. Le gouvernement discernait ainsi des droits, sous forme de badges virtuels, au fur et à mesure des actions considérées comme bénéfiques pour la société. Les meilleures évaluations scolaires ouvraient certaines études. Les meilleures performances physiques ou culturelles offraient la possibilité de s’inscrire à des formations de plus poussées.

Chaque élément de vie était acquis grâce au mérite de chacun, jusqu’à la moindre action.

Y compris le droit de se marier et celui d’avoir des enfants.


Keira eut une pensée pour sa jeune sœur, atteinte d’une maladie chronique grave qui affectait tant sa destinée. Elle n’aurait jamais accès aux parcours de vie proposés concernant la construction d’une vie familiale. Il avait été décidé que les pathologies conduisant à de lourds frais de soin ne devaient pas être transmises. Même si ce système lui paraissait simple et logique, donc acceptable, une part de sentiment d'injustice subsistait au fond de son cœur.


Enfin, Keira atteignait avec soulagement le palier social qu’elle avait toujours visé. Petit à petit, son chemin s’était tracé grâce à son respect des règles, l’application de celles-ci et sa compréhension des enjeux qui en dépendaient. Parfois, un sourire discret s’affichait sur son visage, à son insu. Non pas par orgueil, non, juste un peu de fierté pour elle-même.


***


Aujourd’hui était un grand jour.

Elle pourrait l’annoncer à ses collègues, qui la féliciteraient sans doute. Durant le trajet de tramway qui la menait au bureau, ses yeux balayaient le paysage avec une joie sereine.

Puis sa main saisit son smartphone avec dextérité au fond de sa poche, pour consulter son profil sur l’app.

Elle regarda avec plaisir s’afficher son arbre de compétences, sur lequel étaient répartis les badges gagnés tout au long de ces années. Tant au niveau de ses connaissances que sur sa culture et ses talents sportifs, elle avait réalisé un parcours sans faute.

Ce qui lui avait valu de débloquer ce matin le droit de procréer. La plus belle nouvelle de sa vie, qu’elle avait immédiatement partagée avec son fiancé.


***

Trente ans auparavant l’Algorithme des libertés avait été créé par la Direction Informatique du Ministère de l’Intérieur. Celui-ci s’appuyait sur les données de chaque citoyen français collectées depuis sa naissance, de la crèche aux études supérieures, en passant par les caméras de surveillance placées sur les lieux publics et les dossiers de santé.


L’Algorithme moulinait ces « big data » de façon permanente, accordant de nouvelles libertés quand cela s’avérait justifié.


La méritocratie avait remplacé la démocratie. La quête de liberté donnait du sens à chacun, dynamisait les parcours de vie et permettait de lutter contre l’immobilisme délétère de temps révolus.


***


Le soleil resplendissait en ce lundi matin. Il réchauffait les salariés pressés traversant l’esplanade de La Défense pour rejoindre leurs bureaux étriqués. Les sorties de RER crachaient un nombre impressionnant de personnes de tous âges et de toutes sortes. Ceux qui n’avaient pas gagné le droit de prendre les transports en commun, venaient à pied.


Ceux qui avaient montré des aptitudes physiques et validé l'examen du code de la route gagnaient la liberté de se déplacer en vélo électrique. Ils étaient gratifiés de bonus dus aux actions en faveur du respect de l’environnement.


En arrivant dans l'immense hall de l’immeuble de bureaux où elle travaillait, l’écran d’accueil lui souhaita la bienvenue. Keira passa le sas qui analysait l’état émotionnel. Un voyant vert s’alluma, témoignant de sa joie et sa légèreté. Bien sûr, ces informations rejoignaient toutes les autres stockées sur son profil au cœur des serveurs du gouvernement, dont l’emplacement relevait du secret défense. Sur le mur du fond de ce hall lumineux, un écran géant annonçait tous les badges nouvellement acquis par les collaborateurs en les félicitant. La reconnaissance faisait partie des valeurs importantes de l’entreprise, car c’était un vecteur de satisfaction qui conduisait à une plus grande confiance en soi et renforçait la motivation. Donc le travail.


« Félicitations Keira ! » lui dit sa collègue devenue au fil du temps une amie, en l’accueillant sur le palier dès la sortie de l’ascenseur avec un café.

- Merci Joséphine! C’est génial!

- Depuis le temps que tu attendais cela. Alors, quand est ce que vous vous y mettez?

Keira sourit en rougissant. Elle n’avait jamais été à l’aise avec les questions intimes.


La journée se passa dans la gaieté et la bonne humeur. Keira reçut en fin de journée une notification accompagnée de l’emoji « verre avec glaçons », accompagnée de la mention « Bonne journée de travail, vous avez gagné un soft drink dans l’établissement de votre choix dans un rayon de 1km ! ».


« Joséphine, tu m’accompagnes au Geekopolis pour boire un verre ?

- Désolée mais je dois filer ce soir. Un bouquin à finir absolument pour valider mon parcours littéraire et débloquer le droit d’accéder à la BNF.

- A demain alors, conclut Keira sur un ton un peu déçu tout en enfilant sa veste.


Le Geekopolis était le bar le plus proche dans lequel on trouvait autre chose que des financiers prétentieux. L’ambiance y était sympathique, un peu chaotique, mais cela faisait du bien dans un monde aussi cadré. Bien sûr, ce n’était qu’une impression puisque tout était régi par l’Algorithme.


***


Alors qu’elle attendait sa commande au comptoir, Keira sentit soudain une présence qui l'observait au fond de la salle. Se retournant rapidement, elle croisa avec stupéfaction le regard perçant d’un homme en sweat-shirt à capuche attablé devant un ordinateur portable recouvert d’autocollants. Ses cernes prouvaient que les nuits blanches devaient lui être familières.


Intriguée, elle ne se rendit pas compte que ce premier contact bouleverserait sa vie.

Un hochement de tête discret l’invita à s’asseoir à sa table.


Ses yeux parcoururent la salle tout autour d’elle, s’assurant de ne pas attirer l’attention. Mais les clients conversaient ou pianotaient sur leur smartphone. Le jeune homme déplaça nonchalamment sa canette de Redbull+ pour la laisser poser son verre. Le regard de Keira l’interrogeait sur ses intentions et s’il ne se trompait pas de personne.


« Tu es forte. Tu as bien compris les règles de l’Algorithme et comment les utiliser pour progresser.

Keira ne répondit pas, ne comprenant pas où ils voulait en venir. Il était passé directement au tutoiement, ce qui sous-entendait une proximité qui la dérangeait.

- J’ai accès aux profil de chaque citoyen, reprit-il. Et le tien est parfait pour ce que nous avons à faire.

- Que voulez-vous faire? Demanda-t-elle précipitamment en fronçant les sourcils. Pour une personne qui respectait les règles à la lettre, cela ne présageait rien de bon.

- D’abord, je vais être très franc avec toi. Je peux t’obtenir de nouvelles libertés... ou au contraire les restreindre. Notre discussion n’existe pas, et tu ne m’as jamais vu.

- Comment savais-tu que j’allais venir ici? Faisant référence à son approche intrusive.

- Le verre offert, c’était moi. Tu as certainement du faire une bonne journée de travail. Mais j’ai fait en sorte que nous nous rencontrions. Et je sais quel est ton bar préféré…


Les propos que lui tenait Anonym_Hazard_33 (c’était son pseudo et il ne lui concéda que ce nom) furent brefs.

« Toi qui a gagné de nombreuses libertés grâce à tes actions et ton travail, penses-tu que l’Algorithme ait toujours raison ? Est-ce que justifié signifie juste?

- Je ne sais pas, dit Keira, perplexe. Ses doigts enserrèrent son verre, son regard noyé dans les glaçons. Bien sûr qu’elle avait déjà songé à la notion d’équité. Elle aurait aimé comprendre qui décidait et sur quels critères étaient accordés les libertés. Au fond, qui codait le Grand Algorithme? Elle n’avait jamais parlé à personne de ses doutes. Si certains apprenaient le genre de pensées qui obscurcissaient sa vision, des conséquences néfastes seraient prévisibles. Mais là, elle n’était plus seule : un autre, des autres peut-être, transformaient leurs suspicions en actions.

- Grâce à ton profil qui n’éveille aucun soupçon, nous pouvons analyser l’Algo sans attirer l’attention du Ministère. Nous considérons que l’Algo n’est pas tout-puissant et qu’il ne doit plus régir nos vies. Derrière chaque algorithme, ce sont des hommes qui codent. Et d’autres hommes qui le prônent comme une loi immuable : les politiciens. Enfin, il y a ceux qui s’opposent au diktat: les lanceurs d’alerte et les hackers.


Le mot était lâché. Keira percevait parfaitement la pertinence de ce discours. Déboussolée, elle ne comprenait pas comment les aider. Ses paumes jouaient nerveusement avec le verre, qui glissa et se renversa. Son interlocuteur ferma son ordinateur et partit. Il semblait assez content de l’effet qu’il avait produit sur elle.


***


Quelques jours passèrent. Keira se demandait si elle n’avait pas rêvé ce bref épisode. N’en parlant à personne, elle garda ses questionnements en son for intérieur, comme un écho se répercutant à l’infini. Jamais le doute ne s’était instillé auparavant. Maintenant, chaque notification s’accompagnait d’interrogations. Qui s’arrogeait le droit de récompenser par une liberté nouvelle ou de punir par des restrictions? Etait-ce réellement juste?


***


De nouvelles notifications s’ajoutaient à son profil, qui n’éveillait aucun soupçon auprès des autorités, les libertés acquises semblant parfaitement plausibles. Les hackers lui ouvraient de plus en plus d'opportunités afin de remonter le plus possible dans les méandres du code de l’Algorithme. En acceptant toutes les offres que lui faisait l’Algorithme à travers l’app, son arbre de compétences poussait rapidement, dans toutes les directions. Les hackers, accédaient progressivement à toutes les subtilités de l’Algorithme, ce dictateur de la méritocratie.


A force d’acharnement, il parvinrent enfin à ce qu’ils cherchaient.


***


Un lundi midi, des hommes firent brutalement irruption dans le parc où Keira déjeunait sur un banc. Ils s’approchaient rapidement vers elle, l’air menaçant. Son cœur se mit à battre à tout rompre, son visage devint livide.

Quelques minutes lui suffirent malgré la panique pour s’enfuir et foncer dans la bouche de RER située à l’entrée du parc. Par chance, une rame était sur le point de fermer ses portes. La sirène retentit et elle sauta dans le wagon, bousculant les passagers pour se rendre invisible des caméras et de ses poursuivants. La station suivante lui laissait plusieurs minutes de répit. Elle appela Anonym_Hazard_33 qui pianota frénétiquement sur son ordinateur.

« Fais quelque chose, je t’en prie, souffla-t-elle, terrorisée.

- Allez, on tente ! De toute façon, s’ils te choppent, on est tous morts! »


Puis ce fut un feu d’artifice sonore. Des millions de téléphones portables se mirent à sonner, vibrer, tinter. Les notifications ne s’arrêtaient plus. Les regards ébahis s’entrecroisaient, n’osant pas croire les badges qui s’accumulaient sur leur profil.


***


Depuis ce jour là, que l’on appela le Grand Reboot, où chacun avait gagné instantanément toutes les libertés possibles, le monde avait changé. Certains disaient que c’était mieux avant, d’autres qu’il s’agissait d’un retour à une ère primitive.


Quelques mois après cet évènement, Anonym_Hazard_33 devint le parrain du fils de Keira. Elle ne connut portant jamais son vrai nom.


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